21/11/2012
l'eau bleue... le début du roman !
Grasse, le 15 juillet 1925
Chère Edith,
Je t'écris depuis ma chambre d'enfant. Murs bleu pâle, petit lit sage déjeune fille, bureau en cerisier et fauteuil recouvert de soie grise. Au mur, quelques aquarelles et une croix d'olivier ; sur le petit bureau, une photo de maman dans un cadre d'argent. Je suis persuadée que si j'ouvrais l'armoire de chêne clair, j'y trouverais mes poupées et ma dînette. Seule concession à mon âge, une coiffeuse que grand-mère m'a offerte pour mes quinze ans. Elle embaume encore Lilas blanc de Coty : il y a deux ans, j'avais renversé la moitié d'un flacon et le bois en a gardé l'odeur.
Me voilà donc de retour «chez moi», pour les vacances. Ce n'est pas la première fois que je reviens à Grasse après des mois passés à Paris, mais je ne sais pourquoi, cette fois, c'est différent : j'éprouve une impression bizarre. Je te rassure, mon voyage s'est bien passé. J'étais accompagnée par la femme de chambre de ma tante, et ma famille avait bien fait les choses : nous avions une cabine dans le Train bleu, cette petite merveille de confort qui relie Paris à la Côte d'Azur. Arrivées à Cannes, nous avons quitté notre wagon-lit laqué bleu marine et sommes montées dans un autre train, plus modeste et inconfortable, jusqu'à Grasse.
Dès la sortie du wagon, j'ai retrouvé la saveur particulière de l'air grassois, un mélange de senteurs florales qui varie selon la saison. Là, c'était giroflée-rose-jasmin, avec une pointe de poussière, un zeste de charbon et peut-être un peu d'abricot. Je plaisante, mais à peine ! Tu me connais, je ne changerai pas, toujours le nez en l'air.
Le chauffeur m'attendait à la gare. Avec la nouvelle voiture de mon père, une Hispano-Suiza couleur café au lait, d'une longueur insolente. J'y ai pris place avec une nonchalance affectée. C'est quand je suis arrivée devant la villa Clara que cette sensation d'étrangeté a commencé. Je m'explique. Cette maison, je la connais comme ma poche, j'y suis née. Mais ce jour-là, j'y ai posé un regard neuf, comme si je la voyais pour la première fois. Elle m'a semblée immense, lumineuse, silencieuse et étrangement exotique. Il faut dire qu'elle est plutôt spéciale.
Mon père a fait construire la maison pour sa mère, et accessoirement, à l'extérieur de Grasse. En fait, tous les riches font ça depuis quelques années, c'est la mode. Ils fuient la ville, ses ruelles tortueuses, ses mauvaises odeurs, la chaleur étouffante en été, le bruit et la promiscuité ; ils préfèrent le calme et l'espace. Les villas des parfumeurs poussent comme des champignons autour de la cité, entourées de jardins paradisiaques. Oui, je pèse mes mots : paradisiaques. Je te sens sceptique, mais si tu viens un jour, tu seras éblouie !
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